Avis sur l'exposition "Emile Bernard" à l'Orangerie
De prodige avant-gardiste à peintre académique
classique moderneLe Musée de l'Orangerie au Jardin des Tuileries présente en ce moment l'oeuvre d'un peintre qui lui va à ravir.
Emile Bernard dont les toiles y sont regroupées au sein d'une même rétrospective, a participé durant une période charnière très représentée dans ce musée (1880-1920) à la construction de ce qu'on appelle l'Art Moderne.
Elle marque le glissement d'un art purement figuratif à une peinture qui commence à introduire déjà certains motifs abstraits.
Et d'un Musée qui a dans sa collection permanente des merveilles de Cézanne, Renoir, Picasso ou Matisse, on peut dire qu'il trouve avec le jeune Emile Bernard un résident à bon potentiel. Dommage malheureusement que ce peintre-ci ait assez rapidement dévié vers un académisme sclérosant.
N'en disons pas plus pour l'instant et découvrons l'oeuvre de cet artiste post-impressionniste à travers l'exposition qui lui est consacrée. La première oeuvre accrochée, peut-être la plus étonnante, se plante là face au visiteur dès son entrée.
L'heure de la viande - 1885 - Collection Particulière
C'est un très grand tableau aux personnages très ombrageux, semblant porter, et partager, un secret aussi lourd et massif qu'eux. L'heure de la viande c'est l'heure du marchandage, celui des clients du plus vieux métier du monde, aux désirs inavouables C'est aussi une oeuvre crayonnée au pastel sur un simple papier d'emballage. Une oeuvre frissonante.
Admirez dans cette nature morte d'inspiration "cézannienne" l'harmonie des couleurs et ce vert comme trait d'union entre les différents éléments du tableau : tantôt couleur d'un motif (les feuilles peintes sur le pot, ou la petite jarre), tantôt simple reflet sur les pommes. Bernard ajoute au sujet et au style cézanniens un sens de la couleur plus direct. Notons en même temps le style cloisonniste dont Emile Bernard est lui-même l'inventeur : les aplats de couleurs vives sont cernés d'un trait foncé cloisonnant un élément du tableau comme cette belle pomme toute jaune ci-dessus.
On ne retrouve plus ensuite le même talent dans les "Baigneuses" de Bernard, aux couleurs cette fois criardes, peintes voire copiées sur le modèle de celles de Cézanne, bien plus fameuses.
L'école de Pont-Aven
Emile Bernard est l'un des plus illustres membres de 'école de Pont-Aven avec Gauguin. Ne pas se fier au trait en apparence sommaire usé sur les toiles ci-dessous : ce ne sont pas les chevaux, les cochons ou les bottes de foin en elles-mêmes qui intéressent en réalité Bernard. Ces éléments sont volontairement abstraits pour suggérer l'idée de la toile qui affleure sous le trait apparemment naïf, et moderniser à jamais le pittoresque des scènes de la vie quotidienne en BZH. Kenavo!
Bretonnes aux ombrelles - 1892 - Musée d'Orsay
Des robes, des ombrelles et un arbre qui s'ouvrent comme des corolles sur la partie gauche du tableau, d'autres arbres et d'autres femmes toutes droites sur la partie droite. Un tableau qui rappelle par ses couleurs riches et ses personnages isolés le fameux "Un dimanche après-midi à l'Île de la Grande Jatte" (1884) de Seurat.
Femmes à cheval à Robinson - 1887 - Collection Particulière
Une promenade automnale en forêt : au premier plan, une jeune fille à l'allure insouciante coiffée d'un chapeau au ruban blanc et chevauchant une monture ressemblant à un cheval de bois. Une jeune femme mince au second plan, plus mûre, monte un cheval de couleur sombre et d'allure aussi fine. Emile Bernard dans un style pas si naïf, communique de façon formaliste les qualités des jeunes femmes à leurs montures.
Le marché aux cochons - 1892 - Musée d'Orsay
Des marchands bretons sans visage, des animaux empilés comme des briques jaunes mais tout ça dans une ambiance finalement doucereuse.
Moisson au bord de la mer à Saint-Briac - 1891 - Musée d'Orsay
Des petits trapèzes pour symboliser les mottes de foin, de belles courbes, y compris celle de la plage, pour évoquer l'harmonie du mouvement au travail, dans un cadre aux couleurs sages mais tristes. Le Cézanne de "La Seine à Bercy" est bien présent dans ce tableau, mais Bernard va plus loin encore dans l'abstraction. Picasso et ses personnages abstraits ne sont plus très loin.
Malheureusement la visite a ensuite tourné court et nous sommes revenus très rapidement sur nos pas aux toutes premières salles, effrayés par les grandes peintures "Renaissance" qui symbolisent la nouvelle inspiration du peintre suite à sa rupture d'avec Gauguin en 1891. Tout cela est très grandiloquent et témoigne du classicisme sclérosé dans lequel est tombé malheureusement le peintre au sortir de sa jeunesse. Ne se voyant pas attribué par la critique de l'époque le statut de peintre moderne comme Gauguin, il devient artiste politiquement de Droite et Anti-dreyfusard.
La présentation de l'exposition qualifie Emile Bernard d'artiste "protéiforme" et remet en cause jusqu'à la notion même de style. C'est aller un peu vite en besogne quand on s'aperçoit qu'il a finalement beaucoup copié même dans sa période faste de jeunesse (Cézanne). Certes il a fondé son originalité dans l'Ecole de Pont-Aven. Mais il s'est par la suite contenté d'user d'un style pompier pour imiter les grands maîtres de la Renaissance Italienne, et les Vélasquez / Manet (voir la toile "Les mendiants espagnols").
Il n'y a guère que de rares génies comme Picasso qui peuvent se targuer de changer de style sans se perdre tout à fait. Et ceci explique finalement pourquoi Emile Bernard ne fait pas partie des tous premiers peintres de son époque. Reconnaissons lui néanmoins d'avoir participé à ce grand élan vers la Peinture abstraite qu'a été le groupe de l'Ecole de Pont-Aven. Pour les seuls tableaux qui s'inscrivent dans ce mouvement, et parce qu'il est rare de pouvoir en contempler autant à la fois, l'exposition vaut absolument le détour. Reconnaissons-lui de révéler que le mérite de l'Ecole de Pont-Aven ne se limitait pas à avoir Gauguin dans ses rangs, qu'elle était en outre très en avance sur son temps, et les toiles d'Emile Bernard sont là pour l'attester.